Parfois, je revois ton visage; brutalement, le souvenir me renvoie ton image, et ça fait mal, encore, Yannick. Tes yeux me regardent, au-delà de toutes ces années, pour un instant, juste un instant, jusqu’à ce que je te chasse de ma mémoire. Et chaque fois, il m’en reste un drôle de goût dans la bouche. Le goût amer que l’on a quand on sait qu’on a été lâche.
Elle vient de loin, en fait, cette lâcheté. Elle a commencé bien avant nous. Puisqu’il était là depuis longtemps, Van Eyck, et qu’en entrant dans ce collège, on était prévenus. Les grands frères, les grandes sœurs nous l’avaient raconté : Van Eyck, le prof de musique, il cogne, tu verras, quand il crise, il ne se retient plus, il en attrape un, et ça fait mal. Mais de la façon dont ils le disaient, ça ne semblait pas si dangereux, on sentait une sorte d’excitation dans leur voix; cela semblait un jeu dont, intuitivement, on comprenait les règles.
La première règle était, bien sûr, de ne pas être celui (ou celle) sur qui tomberait la rage de Van Eyck. On savait d’ailleurs, par avance, qu’on était moins exposés que d’autres à lui servir de paratonnerre: on était français, nos parents étaient médecins, enseignants ou cadres, ce qui faisait de nous, pratiquement, des intouchables; et puis, tout compte fait, on était dociles, prêts à rentrer dans le rang au moindre signe. Pour tout dire, on connaissait la musique de l’école.
Tandis qu’il y en avait toujours un ou deux, dans les classes, qui détonnaient. Parce qu’ils avaient un nom étranger, ou parce qu’à leur façon d’être, de s’habiller, de vouloir passer inaperçus, ils révélaient une faiblesse, une faille qui les désignaient de toute façon comme victimes. Ou parce qu’ils étaient roux. Van Eyck n’aimait pas les roux, c’était connu, c’était admis.
Moi, je n’ai connu Van Eyck qu’en cinquième. En sixième, j’avais eu Mme Bailleul, « la grande Loulou », comme on disait, car elle se prénommait Louisette, et c’était une grande femme, élégante, qui nous intimidait beaucoup. Avec elle, la musique, c’était comme une cérémonie, solennelle et apaisante, et l’on ressortait de ses cours plus calmes, plus solidaires aussi, pour avoir vécu pendant une heure au même rythme, sous une même discipline.
Avec Van Eyck, au contraire, la musique réveillait des violences enfouies très profond en nous: les cours, dès le premier instant, se déroulaient dans un climat sauvage. Il n’y avait pas de chahut, non, c’était bien pire que cela. C’était l’attente excitée de l’incident, un énervement qui nous prenait comme si nous étions une meute partie en chasse. Cette excitation, Van Eyck ka nourrissait de mille façons. Il entrait, rougeaud, dans la classe, se débarrassait d’un geste théâtral de son manteau posé sur ses épaules comme une cape, et lançait une plaisanterie, souvent grivoise. La victime, alors, était presque toujours une fille, naturellement une des moins belles, une de celles qui, mal à l’aise dans leur corps en mue, rougissaient, ou mieux, pleuraient à la moindre remarque.
Nous, les garçons, on s’esclaffait bruyamment, d’un rire gras qu’on croyait viril. Van Eyck riait plus fort encore, et son visage prenait une teinte brique presque inquiétante. Ensuite venait l’interrogation individuelle. C’était le moment le plus démocratique, puisque tout le monde, à tour de rôle, avait droit à cette petite torture. Mais, bien sûr, elle pouvait durer plus ou moins longtemps et être plus ou moins sévère.
Je me souviens de la première séance à laquelle je fus soumis. Je devais solfier un choral de Bach. Mais j’avais mal compris sur quel passage j’étais interrogé. L’accord que joua Van Eyck n’était pas celui que j’attendais, et je fus incapable de commencer. Cela suffit à provoquer une colère irraisonnée et brutale.
– Sol, sol ! beugla Van Eyck. Tu sais ce que c’est qu’un sol, petit con ? Car c’est ainsi qu’il s’exprimait.
— Allez, répète, sol, sol… trente fois de suite! Ça te rentrera dans l’oreille, espèce d’andouille !
Je dus m’exécuter et psalmodier je ne sais combien de fois la de fois la même note. En même temps, il excitait les autres.
-Allez, aidez cet imbécile, chantez avec lui, faites-lui entendre un sol !
Et toute la classe de brailler « sol-sol-sol », tandis qu’il tapait de toutes ses forces sur le piano. Cela faisait une horrible cacophonie, et quand je vis devant moi les visages rouges et hilares de mes camarades, je me sentis tellement ridicule, si bêtement exposé à la hargne de la meute que je faillis éclater en sanglots.
Mais je connaissais trop bien la règle: celui qui, dans une circonstance pareille, montrait sa faiblesse, était perdu. La colère de Van Eyck se transformait en rage, et tout était à redouter. Je me mordis les lèvres, donc, et comme j’étais orgueilleux, je réussis à sourire. Van Eyck me délivra en me renvoyant à ma place.
Yannick, lui, ne comprit jamais les règles.
Il ne rejoignit notre classe qu’en quatrième, venant d’un autre collège. On apprit plus tard qu’il avait été placé dans un foyer. C’est donc qu’il avait été retiré à sa famille. Mais de cela, il ne nous a jamais parlé.
Yannick était assez petit, et très roux. Le visage criblé de taches de rousseur. Des yeux d’un vert sombre qui louchaient légèrement. Des dents abîmées, qui surprenaient, nous dégoûtaient un peu.
Il était toujours très silencieux. Il regardait beaucoup, intensément. Il maintenait autour de lui comme une distance qu’on ne pouvait franchir que si lui-même faisait le premier pas. En somme, pour nous, c’était un étranger ; il n’appartenait pas à notre monde. J’essaie de trouver une explication; je sais bien, naturellement, que ce n’est pas une excuse. Avec Van Eyck, dès le premier jour, je me souviens, il a joué à contretemps. Il était le seul nouveau dans la classe. Les autres, on se connaissait depuis la sixième. Quand on est entrés dans la salle de musique, on s’est précipités pour prendre les bonnes places, les plus éloignées du bureau. Lui, Yannick, il est resté planté devant l’estrade, bousculé par ceux qui arrivaient après lui. Brusquement, Van Eyck a surgi derrière lui et, d’une bourrade, l’a poussé contre le bureau.
— Dégage !
Van Eyck avait besoin de tout l’espace, en effet, pour son entrée: demi-tour sur un pied, manteaucape ôté des épaules dans le mouvement, deux pas vers le bureau, manteau lancé sur le dos d’une chaise, puis deux allers et retours sur l’estrade, regard tourné vers la classe à la recherche d’une victime.
Ce jour-là, elle s’offrait à lui. Yannick, au lieu de s’asseoir à la première place venue, était resté debout, devant le bureau, le dos raidi, les mains ballantes, surpris et révolté.
— Qu’est-ce que tu fous là, petit merdeux? a crié Van Eyck, dérangé dans sa parade.
Yannick a blêmi. Quand j’y pense, c’était peutêtre là son plus lourd handicap: son visage trahissait instantanément ses émotions; ses lèvres se pinçaient, ses yeux s’agrandissaient, son regard s’assombrissait, et cela suffisait à bouleverser ses traits, à l’affubler d’un masque tragique où se mêlaient étrangement la peur et la haine.
En deux pas, Van Eyck a été sur lui. Il l’a saisi par le col de la chemise et l’a traîné jusqu’au fond de la classe en hurlant :
— Tu te fous de ma gueule, ou quoi ? Tu vas voir… tu vas voir…
Il bégayait de rage.
—Tu vas voir… tu vas voir…
Au fond de la classe, qui était une des plus grandes du collège, il y avait une chaise isolée, entre deux armoires. Van Eyck y a jeté Yannick. Tordant le cou, on s’est tous retournés pour suivre la scène. Yannick s’est redressé à moitié. Son bras plié levé devant lui, comme pour se protéger, il a bredouillé : — Mais j’ai rien fait!
Van Eyck l’a regardé froidement. Et, juste comme Yannick baissait son bras, il l’a giflé, d’un revers de main. Puis, se tournant vers nous, il a éclaté de rire. Et nous, on a ri. C’était la règle. C’est peut-être à cause de ce premier jour que Yannick ne s’est jamais intégré à la classe. De toute façon, il est resté si peu… Même pendant les autres cours, il était isolé, subtilement. On lui parlait, on lui prêtait un stylo au besoin, on lui demandait une copie, on lui soufflait une réponse, mais, imperceptiblement, on le maintenait à l’écart. Du premier coup, Van Eyck en avait fait un paria, et chaque heure de musique nous le rappelait. Je ne peux pas raconter ce qui se passait. Quand j’y repense, ça me paraît complètement invraisemblable, et je ne comprends pas qu’on ait laissé faire, ni surtout qu’on ait participé à cette invraisemblance. Un exemple, quand même. Ce jour-là, le cours avait commencé dans un calme relatif, presque banalement. Tout le monde semblait fatigué, c’était quelques jours avant les vacances de la Toussaint. Yannick était passé inaperçu. Van Eyck s’était contenté de traiter une fille de guenon en chaleur. On avait ri mollement. Et puis, après un contrôle écrit, Van Eyck a parlé de Vivaldi. De son surnom, « le prêtre roux ». Tout d’abord, il n’a pas réagi, il n’avait pas fait le rapprochement. Mais quelqu’un derrière Yannick a ricané. Van Eyck a relevé la tête, s’est avancé dans la direction du rire. Et il a vu Yannick. Son visage a pris la teinte rouge brique des colères sauvages. Il a saisi Yannick par les cheveux et l’a forcé à se lever. Yannick ne s’est pas débattu. Ça, au moins, il l’avait compris. Van Eyck l’a tiré jusque devant le tableau et, crachotant, il a continué la leçon :
— Vous voyez, les rouquins, c’est moche, c’est la couleur du diable, ça porte malheur, regardez un peu, vous comprenez maintenant povrquoi Vivaldi, on se méfiait de lui…
Et il secouait la tête de Yannick, la tordait dans tous les sens, obligeant notre camarade à des contorsions comiques. Pourtant, cette fois, personne n’a ri. Je n’explique pas pourquoi. Peut-être, simplement, commencions-nous à avoir peur pour nous-mêmes. Après ce cours, pour la première fois, nous avons réagi. Oh, très timidement, et pas directement. C’était la période des conseils de classe. L’usage voulait que le professeur principal « prépare » le conseil avec la classe, c’est-à-dire qu’il laissait exposer pendant un quart d’heure ou une demi-heure les « problèmes ». Tout cela était très codé. On savait qu’il était délicat, ou inutile, d’évoquer les relations avec les enseignants. Or, c’étaient là les vrais problèmes. Pourtant, parfois, cela ressortait quand même. C’est ce qui est arrivé cette fois-là. Le professeur principal, qui était notre professeur de français, était relativement compréhensif. Il ne nous coupait pas la parole, comme d’autres faisaient, dès que le nom d’un de ses collègues était prononcé. Il a même semblé choqué quand Sophie, la déléguée de classe, a raconté, prudemment, sans citer le cas de Yannick, ce qui se passait en musique. Il a demandé confirmation. Chacun, alors, y est allé de son anecdote: insultes, vexations, coups sur la tête, gifles, coups de pied… tout le monde, un jour ou l’autre, avait subi les colères de Van Eyck. Hésitant, le professeur a proposé un vote, pour savoir si nous souhaitions, oui ou non, que le problème soit évoqué publiquement devant le conseil de classe. Tout le monde a voté pour. Tout le monde, sauf Yannick, qui n’a rien dit. Le soir du conseil de classe, Van Eyck n’était pas là. Sophie, quand ce fut son tour de parler, a lu ce qu’elle avait écrit sur son papier: « En musique, on voudrait que M. Van Eyck ne frappe pas les élèves… » M. Buche, le principal, l’a interrompue aussitôt :
— On ne traite pas ce genre de problème en conseil de classe. Vous viendrez me voir dans mon bureau…
Sophie et Jean-François, l’autre délégué, sont allés, le lendemain du conseil, à la première récréation, au bâtiment de l’administration. Le principal a refusé de les recevoir. Personne n’a été surpris. On n’a pas insisté. Rien n’a changé en musique. Van Eyck s’en prenait de plus en plus souvent à Yannick, de plus en plus violemment. Un jour, alors qu’on sortait de la salle, sans raison apparente, il l’a saisi par le col de son anorak et a serré, serré. Yannick a lâché son cartable pour se dégager, essayant de ses mains de desserrer celles de Van Eyck qui l’étranglait. Van Eyck, brusquement, a cédé: il est rentré dans la salle, claquant la porte derrière lui. Yannick, le dos au mur, s’est mis à pleurer, très doucement, frottant son cou endolori. Nous étions quelques-uns autour de lui. Nous n’avons pas su quoi dire. Les uns après les autres, nous sommes partis. Sophie, je crois, est restée la dernière.
C’était la dernière semaine avant Noël. A la rentrée après les vacances, Yannick n’était pas là. Personne ne nous a rien dit. C’est seulement quinze jours plus tard que nous avons appris. Le professeur de français nous l’a annoncé, un matin. Ses mains tremblaient quand il a commencé à parler :
— Je viens d’apprendre. . .
Yannick était mort. On ne savait pas comment. On a d’abord parlé d’un accident. Yannick serait tombé d’un lit superposé. En tombant, il se serait étranglé avec une ceinture, ou avec le cordon de sa robe de chambre. Des versions nouvelles circulaient tous les jours, venant d’on ne sait où. Yannick était mort, cela seul était vrai. Etranglé? Pendu ? Ces détails-là, qui en voulait ?
Van Eyck a terminé sa carrière au collège. Mon plus jeune frère l’a eu trois ans de suite. C’était le même Van Eyck. Il paraît qu’il a été décoré des palmes académiques le jour de son départ à la retraite.
Questions sur le texte
- Que peut-on penser de l’autorité de Van Eyck? Sur quoi repose-t-elle? Est-elle supportable?
- Que dire de la réaction des autres élèves? Leur réaction s’explique-t-elle?
- Et en ce qui concernes les autres adultes, comment jugez-vous leur façon de réagir? Ne pourrait-on pas dire qu’ils sont finalement complices de Van Eyck?
- Qui est le narrateur de cette histoire? Précisez. Est-il neutre ou prend-il parti?
- L’autorité de Van Eyck est totalement exagérée et fait de lui un véritable tyran. En effet, non seulement il utilise la violence verbale (moqueries, cris, insultes, mots grossiers) mais il en vient même à agresser physiquement ses élèves, en les giflant, les poussant, les prenant par l’oreille. Il ne se contrôle pas du tout et abuse totalement de son pouvoir. En fait, toutes ces attitudes illégales l’amènent à détruire ses élèves, psychologiquement mais aussi réellement, puisque Yannick par exemple est poussé au suicide. Cet abus de pouvoir est totalement inadmissible
- Tout d’abord, si on observe la réaction des autres élèves, on remarque que ceux-ci entrent dans le jeu du professeur: ils rient avec lui, ils sont cruels, ne se rebellent pas, ne prennent pasla défense de celui qui est agressé. Ils réagissent avec lâcheté car ils ont peur que Van Eyck ne se retournent contre eux. La seule tentative pour changer la situation a lieu au moment du Conseil de classe, pendant lequel les délégués mentionnent la violence de leur professeur.
- En ce qui concerne les adultes, c’est encore pire: même lorsqu’ils sont mis au courant de ce qui se passe (professeurs ou principal), tous ils font semblant de rien, ne donnant aucune suite aux réactions des deux élèves qui ont parlé. Le professeur de français seul manifeste un certain malaise, mais cela n’a aucune conséquence. Les adultes sont donc complices de ce suicide. Le plus insupportable est la précision selon laquelle Van Eyck a poursuivra toute sa carrière au lycée, et recevra même une récompense au moment de son départ en retraite.
- Le narrateur est un des élèves de la classe qui se souvient de cette histoire plus tard, en se reprochant sa lâcheté de l’époque.En effet, il n’est jamais intervenu pour arrêter ce massacre. Il nous raconte ce qu’il voit et ne peut que suggérer, deviner ce que Yannick pense ou ressent.